Groppi : Cette nostalgie nourrie de saveurs, friandises et crèmes glacées 


Nermine Khatab Samedi 12 Décembre 2020-13:18:33 Chronique et Analyse
Groppi
Groppi

En Egypte, les salons de thé ou de café sont ce « troisième lieu » permettant de tisser du lien social. Lieu de rencontres ou de réunions, lieu où l’on observe, écoute, où l’on s’installe pour écrire ou pour lire, lieu où se retrouvent les amoureux, où l’on attend la fin de la journée, où naissent les premières étincelles d’une révolte...
Les bistrots ou les cafés (café signifie qahwa en arabe, c’est l’appellation que donnent les Egyptiens aux bistrots) sont ces lieux où l’on entre pour consommer boissons chaudes ou froides, ou pour déjeuner sur le pouce.

 

 


Mais pas seulement ! Cet endroit est le havre de décélération d’une population constamment en surchauffe, en quête de son gagne-pain, voulant subtiliser quelques précieux moments à la dictature du temps.
Le salon de thé Groppi, rue Talaat Harb, au centre du Caire, a toujours été ce tiers-lieu. Voyons ensemble...

Giacomo Groppi (1863-1958), jeune pâtissier suisse de Lugano, débarque en Égypte en 1884. Il y commence sa carrière au Caire, comme modeste employé dans la maison Gianola, un salon de thé réputé. Six années plus tard, il crée son propre établissement, rue Franque, à Alexandrie. Puis, en 1903, il en ouvre un deuxième dans la même ville, rue Chérif Pacha. 

Après un bref intermède au cours duquel il se met en retraite, après avoir vendu son affaire au Français Auguste Baudrot, il retrouve son activité suite au crash économique de 1907 qui lui a fait perdre toutes ses économies. Il déménage ses activités au Caire, où il crée en 1909, rue el-Manakh, son troisième salon qui ne tardera pas, « grâce à l'habileté de son administration », à devenir le plus important magasin d'alimentation de la capitale. 
En 1925, un quatrième magasin voit le jour : il est implanté place Soliman Pacha (aujourd’hui place Talaat Harb), en plein cœur du Caire. Construit par l’architecte Giuseppe Mazza, il est réputé pour sa façade ornée de mosaïques vénitiennes signées Antonio Castaman, son décor Art déco, confié au talent de Léon Caillet, issu de l’École Boulle, et le plafond de verre du restaurant, autorisant un dispositif ingénieux de lumière, œuvre de l’artiste Georges Jeannin. Il comporte une salle de vente de pâtisseries, un salon de thé, le restaurant « la Rotonde », un bar et un jardin abritant un cinéma en plein air, l’un des premiers du Caire. Équipée par la suite d’une plate-forme actionnée hydrauliquement, cette salle de cinéma servira également de piste de danse.
Ultérieurement, Giacomo Groppi ouvre un café-terrasse à Héliopolis et, pour les revenus plus modestes, il lance une chaîne de pâtisseries et des cafés à l'américaine. 

On fréquente le « Groppi » pour voir et être vu. On y retrouve les célébrités et personnalités de l’époque, les écrivains, les artistes. Ce lieu est témoin d’aspirations politiques, de transactions commerciales, de négociations de mariages ou de divorces. On vient y savourer des croissants frais, des dattes enrobées de chocolat, des crèmes glacées enveloppées - nouveauté sous le ciel d’Égypte - de crème Chantilly. À l'extérieur, sont débitées des glaces délicieuses appelées « sticks » qui font la joie des enfants et aussi des adultes. Même les chefs d’État et autres sommités politiques en visite en Égypte en repartent souvent avec, dans leurs bagages, de délicieux assortiments de friandises Groppi. « Le Caire à cette époque, affirmait Marco Groppi (quatrième génération de la famille) était au centre du monde, et Groppi était au centre du Caire ». 

Pour son approvisionnement, la Maison Groppi crée, en 1922, sa propre entreprise de stockage de froid, employant plus de 120 personnes et produisant quotidiennement 2.400 blocs de glace. Dans les années 1940, elle y ajoute une ferme située à l'extérieur du Caire où elle exploite une laiterie et une unité de volailles, ainsi que des plantes aromatiques, des légumes et des fruits. Un laboratoire équipé de la technologie la plus récente est importé pour assurer le contrôle de la plus haute qualité. 

Cette véritable institution continue de servir les autorités locales lors de grandes manifestations : inauguration du Haut Barrage d’Assouan (500 invités), réceptions officielles de chefs d’État étrangers… 

Nous préférons nous fier au témoignage direct d’un Cairote de longue date : Albert Arié. Voici son témoignage : « Il y a encore aujourd’hui deux magasins Groppi. Le premier est situé place Talaat Harb (ex Soliman Pacha). Actuellement en réfection, c’était le plus chic. Il était à la fois un salon de thé, un restaurant, une piste de danse les fins de semaine, et aussi une pâtisserie (renommée pour ses gâteaux, petits fours, croissants, chocolats, meringues, etc.).Le second se trouve rue Abdel Khalek Saroit (ex-Reine Farida). Il fait toujours pâtisserie et salon de thé. Il comporte un grand jardin, avec des tables et deux entrées, l'une sur la rue Saroit, l'autre sur la rue Adly, au grand bonheur des passants qui utilisent le jardin comme raccourci. Ce Groppi était connu pour son service de livraison à domicile, une glace en particulier appelée « Boule de neige »et l'organisation de banquets, réceptions, etc. À côté de ce Groppi, se trouvait un bâtiment qui comportait les fours et le centre d'emballage. La famille Groppi, originaire de Suisse, possédait aussi deux « Américaines »(pâtisseries et salons de thé), rue Fouad (rue du 26 Juillet).

À partir de 1961, Nasser essaya de se passer des services de Groppi, au profit de Lappas, une entreprise grecque nationalisée. Ce fut une catastrophe et Groppi reprit l'organisation des banquets de la Présidence. Après la mort de Nasser, la famille Groppi vendit les deux « Groppi »et les deux « Américaines »à l'homme d'affaires Abdel Azim Looma. On dit que sa famille aurait vendu l’affaire tout récemment…Pour tous ceux qui ont connu Groppi autrefois, les souvenirs portent sur les glaces succulentes qu'étaient la Marquise aux marrons, la Joséphine Baker, les 3 Petits Cochons.

Cette nostalgie nourrie de saveurs, de friandises et de crèmes glacées a quand même un léger goût amer… 

Source: https://egyptophile.blogspot.com

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